Pologne, l'extrême droite au coeur de l'Europe

Reportage dans un pays en plein chaos

Documentaire "Drift" par François Devos

François Devos dessine sans cesse depuis sa plus tendre enfance et se plonge dans la bande-dessinée, bercé par les aventures de Tintin. Il étudie le dessin et l’Histoire de l’Art. Pendant ses études, il économise pour se payer son premier appareil photo pour assouvir sa passion cachée : la photographie. Il est engagé comme documentaliste

 

Photographe professionnel, il travaille pour plusieurs magazines, des agences de communication et de nombreuses marques. Aujourd’hui photojournaliste indépendant, il habite en Pologne depuis plusieurs années. Il travaille sur des documentaires photographiques à long terme, dont celui que nous présentons « DRIFT ».

« Chaque photographie est une case de bande-dessinée. Bout-à-bout, elles racontent une histoire. Si je change la vision d’au moins une personne sur le monde qui l’entoure avec l’une d’entre-elle,  ce sera déjà une grande victoire pour moi. »

international dans un musée privé de luxe, dans lequel il côtoie les archives photographiques et des photographes venus lui prêter main forte à la mise en place de la numérisation des collections. Il se forme à leur contact. Il démissionne et décide de se lancer dans l’aventure comme photographe indépendant.

Varsovie, samedi 10 juin 2016. Les opposants au gouvernement d’Andrzej Duda manifestent dans la rue. Ils finissent par se faire évacuer sans ménagement

La tension est palpable entre les différents acteurs de la manifestation. D’un côté les opposants du gouvernement, de l’autre le service de sécurité de PiS ainsi qu’un très grand nombre de policiers. Le tout, en plein milieu de la vieille ville, animée par les supporters du match de football France-Roumanie. Avec un confrère, nous sommes à côté de vieilles dames qui viennent de s’asseoir, en signe de protestation contre la procession mensuelle célébrant l’anniversaire de la catastrophe de Smolensk.

Un mouvement de panique s’empare de la foule. Une vingtaine de policiers court vers nous, formant une masse dans notre dos. Nous sommes pris en sandwich, une douleur atroce perce mon épaule, les policiers n’ont plus l’air de faire la part des choses. Nous crions, mon confrère et moi, coincés entre les policiers : « Press !    Press ! » Dans la cohue, nous leur crions de nous laisser faire notre travail. Nous arrivons — tout en essayant de respecter leur fragilité — à prendre en photo l’évacuation forcée des personnes, certaines âgées, dont ce monsieur. Certains m’ont dit qu’il avait 80 ans.

11 novembre 2015, Marsz Niepodeglosci (Marche de l’Indépendance)

Aucun photographe n’arbore sa carte de presse, afin de pouvoir se fondre dans la masse et pour ne pas être pris pour cible. Des groupes de hooligans, réputés parmi les plus dangereux d’Europe, se présentent en bandes organisées. Ils arborent des écharpes de clubs de football et camouflent leurs visages sous des cagoules. Très peu de policiers sont visibles aux abords de la manifestation.

Des chants patriotiques et des slogans nationalistes sont scandés. Les manifestants portant haut les drapeaux de la Pologne venaient tout juste de s’engager sur un pont lorsque j’ai pris ma photo. Le jour tombait, pour laisser place à une forte lumière rouge enfumée, provenant des fumigènes.

La Marche de l’Indépendance (Marsz Niepodeglosci) est co-organisée et menée par le Camp National-Radical (ONR), mouvement d’extrême-droite polonais

La Marche fait des poses régulières, derrière un camion transportant de lourdes

enceintes. Des hommes, reconnaissables à leurs brassards verts marquant leur

appartenance aux mouvements phalangistes — mouvement fasciste dont le nom provient du mouvement de la Phalange espagnol, parti nationaliste — se saluent tour à tour au micro. Les postes avant, qui portent de longues banderoles aux inscriptions d’appartenance régionale et aux symboles anti-Otan, s’arrêtent soudainement, sur l’ordre des organisateurs armés de leurs porte-voix. Je suis à ce moment-là le seul photographe devant ce garçon. Je me baisse pour me mettre face à eux.

Le jeune homme me regarde, une expression haineuse sur le visage. Derrière lui, des hommes cagoulés prêts à l’action. Ils semblent m’indiquer que je ne suis pas le bienvenu. Il est temps de disparaître.

Depuis décembre 2015, on voit émerger en Pologne une vague de contestation jamais vue depuis la fin des années 80.

Des discours des organisateurs et leurs invités rythment constamment le début de chaque manifestation.

Derrière la scène, chacun prépare ses banderoles, pancartes et drapeaux. Certains se bardent de symboles, pour montrer leur soutien à une cause ou pour ne pas être reconnu.

Cette dame semble porter un costume de super-héros.

Beaucoup de manifestations en semaine se déroulent en fin d’après-midi, afin que chacun puisse rejoindre le cortège sans empiéter sur son travail.

Il fait nuit noire. Le froid de l’hiver se fait d’autant plus ressentir. Nous partons de la Place du Général de Gaulle, pour nous rendre au siège du parti PiS. Des groupes pro-gouvernementaux accusent les manifestants d'être communistes et de ne pas être Polonais. Ils les invectivent, du haut de leur trottoir, et filment les manifestants avec leurs téléphones.

Le nouveau gouvernement décide de s’attaquer aux médias afin d’accentuer son contrôle sur les informations diffusées

Une loi sur les médias doit être votée. Le parti PiS tente de passer la loi passant outre les autres partis, afin de rendre le processus plus direct. Des députés de l’opposition bloquent le Parlement. En pleine nuit, un grand rassemblement spontané d’opposants se forme en bas du Parlement. Malgré des températures qui avoisinent le zéro, ils resteront plusieurs jours et plusieurs nuits. Une véritable tension se fait sentir. Beaucoup de manifestants font face à une chaîne de policiers venus en renfort.

La situation s’empire, de jour en jour.

Le lendemain, je retrouve les manifestants qui sont restés dans le froid. La fatigue se lit sur leurs visages. La chaîne d’information continue de la télévision publique, sous contrôle du nouveau gouvernement, vient pour couvrir l’événement.

Des opposants décident de leur bloquer l’accès, car ces derniers n’hésitent pas à filmer une place vide alors que des milliers d’opposants sont réunis. Pour éviter cela et montrer leur colère, ils les empêchent de filmer, au rythme des slogans « Menteurs ! Menteurs » et des bruits de trompe qui empêchent tout enregistrement.

Le 10 avril 2010, le président polonais Lech Kaczynski se rend en Russie en avion afin d’assister aux cérémonies de commémoration du massacre de Katyn perpétré pendant la Seconde Guerre Mondiale. Juste avant l'atterrissage, l’avion se crashe entraînant la mort du président et de nombreux dignitaires polonais. L’enquête concluera à une erreur de pilotage au moment de l’atterrissage. 

Cependant, le frère jumeau de Lech Kaczynski, Jaroslaw Kaczynski – leader actuel du parti Droit et Justice PiS – ne croit pas à la version officielle. Il fait nommer une nouvelle commission d’enquête et continue à maintenir sa version selon laquelle le président aurait été victime d’un attentat. Aujourd’hui, cette théorie conspirationniste permet au nouveau gouvernement de donner une légitimité à des décisions contreversées.

10 avril 2010 - Catastrophe de Smolensk

10 avril 2017

Le parti majoritaire du gouvernement a organisé une grande cérémonie en mémoire des victimes de la catastrophe de Smolensk. Le groupe Obywatele RP (les citoyens de la République) organise une contre-manifestation dans le respect de la mémoire des disparus. Ils veulent rejoindre le cortège officiel de l’événement mais un cordon de police les en empêche. Les opposants et les pro-gouvernementaux s’invectivent avec leurs porte-voix.

Manifestation pour l’Europe, devant le Parlement

Ce soir-là, je me précipite en voiture vers le Palais présidentiel. Je viens de voir en direct sur Facebook ce qui se passait. Une foule rassemblée devant le bâtiment crie son soutien à l’Europe, suite à la réélection du Polonais Donald Tusk à la présidence du Conseil européen. Son pays est le seul à avoir voté contre lui. La police a pris l’habitude, lors des manifestations, de filmer les participants. En signe de protestation, les opposants se mettent à filmer à leur tour les policiers. Tous baissent la tête.

La puissance de l’Eglise – déjà forte – s’intensifie. Désormais, le clergé joue un rôle encore plus important dans les décisions de l’Etat.

Je fête mon anniversaire en famille. Mon balcon est ouvert, nous avons mis de la musique. Pourtant, des voix sourdes et lancinantes se font entendre.

En regardant, je vois qu’une longue procession s’étend dans la rue, en pleine nuit. Je me dépêche de prendre mon appareil pour prendre cette image hallucinante : des prêtres entourent les porteurs de croix. L’un d’eux crie « Pas d’alcool, pas de prostitution ». Ce n’est plus un chemin de croix, mais cela a l’allure d’une police religieuse.

Rapidement, le gouvernement commence à s’attaquer aux droits de la femme. Un cap soutenu par une partie de la population pro-gouvernementale

Je viens de couvrir une manifestation de 300 membres des ONR. Tout l’après-midi, des discours anti-immigration et anti-musulmans se sont enchaînés. La manifestation s’arrête près du Monument du Soldat Inconnu, Plac Pilsudskiego. Non loin de là, un cortège traditionnel arbore une pancarte contre l’avortement.

Le gouvernement, avec l’appui de l’Eglise polonaise, souhaite interdire l’avortement. Les Polonaises décident de descendre dans la rue en s’inspirant du modèle islandais où les femmes ont purement et simplement cessé leurs activités pour défendre leurs droits.

Des femmes viennent témoigner de terribles cas de maltraitance. Ces témoignages insoutenables sont suivis d’un grand silence. Des larmes coulent sur les joues de certaines d’entre elles. Dans l’obscurité, un portable vient éclairer ce visage chargé d’émotion, porteur du symbole de paix. Cette image ne cesse de me revenir quand je pense à leurs combats et leurs courages.

Le nouveau gouvernement vient de réglementer la loi sur l’obtention de la pilule du lendemain : elle ne sera plus donnée que sur ordonnance d’un médecin

Lors de la manifestation annuelle des droits de la femme, des milliers d’entre-elles se sont rassemblées. Le football est un sport très important en Pologne. Les Polonaises veulent ainsi faire passer un message au gouvernement, en majorité masculin. Le carton rouge est symbolique de la colère qui se lit dans leurs yeux.

Les homosexuels sont une cible régulière pour le gouvernement. Peu à peu, l’Eglise polonaise érode leurs droits. La Gay Pride devient symboliquement la Parade d’Egalité, et permet à la communauté LGBT de se retrouver et de se défendre.

La couleur vient se battre contre la noirceur de la politique actuelle. Les travestis embrassent la foule comme des stars. Ils deviennent les vrais symboles de la liberté. La veille, je suis parti dans des bars gays pour rencontrer les organisateurs de la parade afin de préparer mon reportage.

La rose blanche est devenu le symbole de la désobéissance civique

Lors de cette contestation, la police agissant sur ordre, empêche certains Polonais de rejoindre un autre cortège commémorant la catastrophe de Smolensk. Une fille se met devant les policiers et leurs fait face courageusement, une rose à la maison.

Un geste fort.

Les partisans du PiS accusent les opposants de ne pas être de vrais patriotes. Le président lui-même avait qualifié l’opposition de « Najgorszy Sort Polakow » ou « les pires Polonais »

Les opposants d’Obywatele RP sont bloqués par un impressionnant cordon de police, en plein cœur de la vieille ville de Varsovie. Je me retrouve coincé avec eux. Un vieil homme brandit, le plus haut possible, le drapeau national.

La police est devenue – à tort ou à raison – le symbole du gouvernement

Tout le monde s’énerve. Le nombre de policiers augmente. La fatigue et le stress peuvent se lire sur leurs visages. Je montre ma carte de presse. Ils me refusent l’entrée, alors que la presse polonaise est passée de l’autre côté. Je leur demande pourquoi. Leur réponse : « No ».

Journée de la Femme : l’occasion pour les Polonaises de revendiquer à nouveau leurs droits

Des milliers de personnes, de tous âges, sortent dans la rue. Un gigantesque ruban bleu longe le cortège. Il symbolise la Ligne Bleue, cette ligne téléphonique nationale qui permet aux femmes en grande difficulté d’être aidée ; les députés ont voté l’arrêt de son financement. Des militants ONR et des partisans anti-avortement agressent verbalement les manifestants. Une dame d’une grande dignité passe à côté d’eux. Je la prends en photo et la remercie : le message sera passé.

La liberté artistique est ciblée par l’ONR

Face à toutes ces tensions, un homme décide de se déguiser en clown. Il va voir les extrémistes qui sont prêts à l’affrontement. Au début, ils rient. Puis il se met à leur parler. Leurs visages changent alors. « J’aime tout le monde. » Des vieilles dames qui prient avec leurs chapelets le traitent de Diable. Il se balade et me sourit. Je le suis dans ses pérégrinations.

Jusqu’ici, les extrémistes n’avaient pas attaqué les opposants physiquement. Cela va rapidement changer.

Les ONR attaquent violemment un petit groupe composé d’Obywatele Solidarni Akcji et d’un mouvement anti-fasciste. Ils leur arrachent leurs banderoles des mains tandis que la police ne peut plus rien pour les protéger. L’action est lancée. Je suis pour ma part perdu dans une épaisse fumée noire lancée par les extrémistes afin de cacher leurs actes. Je ne vois rien à plus d’un mètre. A tout moment, la violence peut se présenter à moi. Un rayon lumineux en contrejour me dessine la scène. Je décide de prendre cette image.

Cette photo me terrifie. D’une part parce que j’ai vécu cette scène à un mètre d’eux, d’autre part parce qu’avec elle je me remémore ces terribles heures tendues dans le froid et la neige. Plus de 60 000 nationalistes, mouvements fascistes, intégristes et extrémistes défilent dans les rues de la Capitale. Tout est réuni ici : cet homme qui brandit le drapeau national clamant son patriotisme, ce poteau sur la droite tel une potence, ce fumigène rouge derrière la tête de ce hooligan cagoulé tel un diable.

Les portes de l’Enfer viennent de s’ouvrir en Europe.

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